La Croatie, bientôt dans une Union européenne en crise

L’Union européenne comptera bientôt un 28e membre. La Croatie rejoindra l’Union en juillet 2013. Les électeurs croates ont dit « oui » à 66% à l’adhésion de leur pays à l’Union européenne. Mais que se passe-t-il dans ce pays de 4.5 millions d’habitants ? Quelle est la situation sociale et politique ? Comment se porte l’économie après les années de socialisme et la guerre ? Quelles sont les conditions de son intégration ?

Par Cédric Rutter et Théo Karoumenos

 

1) Situation socio-économique : coupes réglées et rachats occidentaux

 La guerre explique la Croatie d’aujourd’hui : un pays fragmenté, une capitale improvisée, des institutions et une législation encore incomplète dans beaucoup de domaines.

 Sa particularité s’arrête là, car sur le plan économique, elle se situe comme tous les derniers pays entrés dans l’Union, récemment « ouverts » au monde occidental depuis la chute de l’empire soviétique : le rachat de tout le tissu économique rentable par les pays de l’Ouest.

 Les premières privatisations au profit des étrangers ont été conduites sous le régime semi-autoritaire et ultra-nationaliste corrompu d’après-guerre, celui de Franjo Tudjman, qui était selon Jacques Chirac en 1997, « l’homme sage de la région » !

 La raison de ces investissements étrangers est également toujours la même en Europe centrale et orientale : un « paradis » pour les trusts occidentaux. Les conditions sont en effet des plus favorables pour les investisseurs :

  • des infrastructures routières et ferroviaires de qualité raisonnables déjà mises en place par l’ancien régime ;

  • des salaires bloqués par la bureaucratie d’avant-guerre, et par conséquent, un décalage phénoménal entre la qualification de cette main-d’œuvre et le coût de celle-ci. Le salaire croate moyen est de 585 euros par mois, mais 60% des salariés Croates gagnent moins. (1)

Pour donner un exemple précis : outre les 40 000 salariés dont le salaire est inférieur à 1 600 kn (215 euros), 46 000 salariés de l’industrie touchent entre 215 et 260€, tandis qu’environ 70 000 touchent entre 260 et 300€. Les bas salaires concernent avant tout l’industrie textile, l’industrie du bois et la pêche.

Rentabilisation et démantèlement financés par … les travailleurs

Tous les pays de l’Est pratiquaient une politique d’Etat très forte. Mais c’est particulièrement vrai pour la Croatie qui a dû après-guerre remettre les différents secteurs de l’économie à flot. Donc une fois les sites réhabilités, les étrangers ont pu s’approprier pour une bouchée de pain tous les secteurs les plus rentables.

Le reste est démantelé. Beaucoup de sites, officiellement obsolètes et/ou détruits par la guerre appartenant à l’Etat ont été littéralement dépecés. La sidérurgie, basée sur les chantiers navals du pays employait 200 000 personnes avant-guerre, pour 65 000 aujourd’hui, dont près de la moitié accusant des retards chroniques sur leur salaires. (2)

Concernant la France, deux des présences les plus spectaculaires sont Bouygues qui possède 51% de Bina Istra (BTP croate) et Alsthom qui a racheté ABB à Karlovac (moteurs et générateurs électriques). Mais la plupart des entreprises du CAC 40 sont présentes.

Cela ne concerne d ailleurs pas que les sites industriels : l’Etat croate a continué cette politique de privatisation dans tous les secteurs de l’économie.

  • 91% des actifs bancaires en Croatie sont détenus par des banques étrangères ! Le dernier gros événement en la matière est le rachat de la Splitska Banka par la Société Générale pour 1 milliards d’euros en 2006 ;

  • au niveau des télécoms, l’Allemand Deutsche Telekom possède déjà la majorité de THT (télécom croate) et l’Etat prévoit encore de céder les 20% restants, créant ainsi un monopole privé fixant les prix et la qualité du service sans se soucier de la concurrence, pourtant un des principes du libéralisme ;

  • la Croatie a aussi un fort potentiel touristique. Le tourisme représente 25% de la richesse nationale avec 10 millions de visiteurs par an. L’année 2005 a été celle de privatisations de sites comme les îles de Hvar et de Korcula. L’Etat possède encore 153 entreprises hôtelières, dont 18 majoritairement, pour un équivalent de 520 millions d’euros. Mais selon la mission économique française, il serait prévu assez rapidement de privatiser « les entreprises les plus attrayantes ». Toujours selon cette mission, ces sites doivent attendre avant d’être privatisés en raison « des dettes et pertes accumulées pendant la guerre » et ils ont encore « besoin de grands travaux de rénovation ». Autrement dit, l’Etat croate devra les rendre rentables avant de les revendre (3) !


2) Situation politique : antisyndicalisme et ultranationalisme

Cette oligarchie (entrepreneurs et politiciens) au pouvoir refuse toute opposition populaire de gauche. Les syndicats sont discriminés et attaqués. Encore une fois, c’est un problème qui pourrait certainement illustrer l’ensemble de la situation syndicale dans les anciens pays communistes d’Europe centrale et orientale. Le portrait de la Croatie et de ces nouveaux pays capitalistes d’Europe, eldorado des investisseurs, n’est pas idyllique pour les travailleurs. Au regard du rapport 2008 du CSI (confédération syndicale internationale) sur la Croatie, les exemples sont nombreux :

L’anti-syndicalisme existe de façon passive :

  • avec le travail intérimaire et les CDD de très courte durée et renouvelée à l’infini servant de soupape quand la production doit être freinée : l’archi-précarisation du travail empêche de s’engager dans un syndicat, surtout qu’être syndiqué n’est pas en la faveur du candidat au contrat indéterminé ;

  • avec le contournement de la loi sur le travail par les entreprises : le même rapport affirme que la Cour européenne des droits de l’homme a critiqué la Croatie pour « retards de jugement excessifs », certains pouvant aller jusqu’à trois ans !
    Certaines entreprises n’hésitent pas à ignorer le jugement rendu. C’est la cas de M. Utovic (délégué syndical au syndicat autonome des travailleurs de l’industrie de l’énergie et de l’industrie non-métallurgique) congédié de l’entreprise Lipa de Novi Marof en mai 2006 et qui devait être réintégré en décembre de la même année. Mais l’entreprise a préféré payer l’amende plutôt que de le réintégrer.

  • par la corruption à grande échelle avec l’exemple des autoroutes croates exclusivement publiques qui après avoir tenté en vain de dissoudre le syndicat indépendant majoritaire (90%), propose à ses membres des « conditions spéciales » en échange d’un transfert de leur affiliation syndicale vers … un « organisme plus coopératif ».

Mais surtout de manière active et agressive avec son lot de répression. Par exemple :

  • Le 10 janvier 2007, trois mois après la mise en place d’un syndicat à l’usine Saint Jeans de Slavonski Brod, la totalité des membres du bureau syndical ont été mis à pied sans préavis.

  • Dans une filiale de l’entreprise autrichienne Semmelrock Stein à Ogulin, le délégué syndical, suite à son élection, a été muté et empêché de participer aux assemblées avant d’être forcé d’abandonner ses fonctions le 10 octobre 2007.

  • En juillet, dans la ville de Petrina, les ouvriers de l’entreprise Slavijatrans, membres du syndicat autonome de l’énergie, de la chimie et de l’industrie non-métallurgique ont fait grève contre le non-paiement des salaires. Légale, la grève a entraîné la mise à pied de tous les membres du comité de grève et la résiliation de leur contrat quelques semaines après.

  1. Situation sociale : discriminations ethniques et sexuelles

Inégalités hommes-femmes 

Parmi les 500 entreprises les plus puissantes de Croatie, on ne trouve que 8% de femmes à des postes hauts placés….avec des différences de salaires allant de 10 à 25 % pour le même poste. D’après le CEDEF (Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes) les progrès en matière d’égalité restent insuffisants.

En effet, « la Croatie s’inquiète de la forte prévalence de la violence familiale, du nombre limité d’abris pour les femmes victimes de violence et l’absence de procédures et de protocoles explicites à l’intention des personnels policiers et médicaux qui interviennent en cas de violence familiale. » Autrement dit, si une femme se fait battre, ce n’est pas condamnable (5), car il n’y a pas de procédure établie.

Selon AIDH, en 2005, 55% des femmes étaient au chômage alors qu’elles réussissent mieux leurs études. Et 95% des femmes ayant eu un emploi en 2007 étaient embauchées sur la base de CDD.

Discrimination ethnique et religieuse : un aspect brûlant et complexe

La Croatie est constituée à 90% de Croates catholiques. Mais sont notamment présents des Serbes, des Bosniaques musulmans, des Roms, des Italiens… Certes, les minorités, même tsigane (rom) ont des représentants au parlement. Mais les discriminations restent très fortes :

Les Serbes de Croatie est la plus grande communauté ethnique après les Croates. Ils représentent 6% de la population.

D’après le rapport de 2008 du Haut commissariat au réfugiés des Nations unies (6), sur 300 000 Serbes de Croatie étant partis à cause de la guerre, 130 000 sont revenus. Mais il faudrait diviser ce chiffre encore par deux pour être plus près de la réalité car beaucoup sont restés travailler illégalement en Allemagne, en France ou en Italie. Pourtant, le retour des réfugiés était une condition à l’entrée dans l’Union.

De plus, « beaucoup de ceux rentrés ont perdu les droits (accès au logement) sur les appartements que l’Etat leur louait. » Les propriétaires serbes qui ont repris leur maison ou appartement peuvent rarement y habiter en raison des pillages et destructions subis.

L’autre type de discrimination que les Serbes peuvent subir est l’impunité totale de certains bourreaux croates impliqués dans des massacres de civils serbes et au sujet desquels les enquêtes pataugent. Par exemple, les forces de sécurité croates ont été accusées du massacre d’une centaine de civils serbes à Sisak entre 1991 et 1992. L’enquête est au point mort. Ces lacunes de la justice empêchent une réconciliation nationale et les tensions demeurent.

La « question tsigane »

La vie des populations roms connaît la même problématique dans toute l’Europe, même en France « terre d’accueil » (!) : rejet, marginalisation, rôle de bouc émissaire… Et la Croatie ne donne pas non plus l’exemple.

Victimes de préjugés concernant leurs capacités professionnelles et intellectuelles, ils sont souvent mis au ban du système scolaire. Beaucoup d’entre eux maîtrisant peu la langue Croate, les difficultés scolaires s’accumulent, puisque contrairement aux autres minorités, leur langue n’est reconnue dans aucune institution.

Entrer dans l’Union européenne et ensuite ?

Pour entrer dans le club fermé de l’Union, il faut remplir des conditions macroéconomiques : un déficit inférieur à 3%, une inflation faible, une croissance stable…

Mais en réalité, la Croatie est déjà intégrée à l’Europe depuis que les entreprises les plus rentables ont été revendues aux entreprises des membres historiques ; les acquis sociaux sont déjà cassés (le FMI n’aura pas à intervenir comme en Hongrie ou en Grèce) et les possibilités de lutte ou de voter pour un parti alternatif sont également bouchées.

Voilà donc les clés pour entrer dans l’Union européenne : adhérer au libéralisme, casser les acquis sociaux, diviser les populations par des questions nationalistes et brader les entreprises les plus rentables. Tous les pays de l’ex-Yougoslavie et l’Albanie devraient suivre, mais avec une Serbie plus réticente à revendre son industrie.

La Turquie étant plus puissante que les petits pays d’Europe, ce pays entre Asie et Europe se révèle être davantage un concurrent qu’un vassal comme le souhaiterait la France et les autres pays riches. Voici donc une des raisons pour laquelle la Turquie suscite des craintes, plus que les questions de religion, ou de droits de l’homme. Ce dernier critère ne tient d’ailleurs plus quand il s’agit de signer des accords de libre échange avec la Colombie qui assassine les syndicalistes, Israël qui nie la citoyenneté sur des questions religieuses ou l’Arabie saoudite qui interdit aux femmes de parler aux hommes avec qui elles n’ont pas de liens familiaux.

Il semblerait que cette Europe avec des droits pour tous, des salaires et des conditions de vie décentes, des services publics fédéraux, ne se fera pas sans luttes sociales et politiques à l’échelle continentale et sans le soutien des citoyens des pays plus riches puisque la bureaucratie de Bruxelles ne s’y intéresse pas.

  1. www.paixbalkans.org

  2. Boston Globe 2003

  3. Données de la mission économique de l’ambassade de France

  4. Courrier des Balkans

  5. Extrait de « égalité des hommes et des femmes en francophonie »

  6. www.unhcr.org

     


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