L’aventure de trois migrants ivoiriens en Grèce

Au pays, tous les trois ont entendu dire que les frontières espagnoles et italiennes étaient fermées, mais que la Turquie octroyait facilement des visas.

Après avoir dénoncé le pillage des multinationales au Guatemala, Gregory Lassalle a repris sa camera pour suivre le destin de trois migrant ivoiriens en Grèce avec la volonté de comprendre ce qui était humainement et politiquement en jeu.

Sur fond de crise économique et de montée de l’extrême-droite, « L’aventure » dresse le portrait de voyageurs pris dans la tourmente mais qui ne se découragent pas, faisant preuve de philosophie dans les rues sombres d’Athènes. Le film est en fin de réalisation mais compte sur votre soutien pour lui assurer une production totalement indépendante.

Entretien avec Grégory Lassalle, le réalisateur; et voire un extrait de film plus bas.

De la crise grecque, on a beaucoup entendu parler des mesures d’austérité, du chômage ou de la montée de l’extrême droite. Mais c’est sur un autre problème que vous vous êtes penché, plus méconnu : la situation des « illégaux ».
 
Si vous marchez aujourd’hui dans les rues d’Athènes, vous croiserez jour et nuit un flot continu d’Africains, de Bangladais ou de Pakistanais poussant des cadis qu’ils utilisent pour transporter du papier, du fer ou du cuivre récoltés dans les poubelles. Comme ils le disent eux-mêmes, les migrants ont quasiment tous « poussé chariot » en Grèce pour survivre. Cette précarité économique va de pair avec un sentiment d’exclusion et de marginalité. Les massives campagnes d’arrestations, les politiques d’enfermement, les violences racistes, le « mur » construit à la frontière avec la Turquie ont en effet envoyé un message clair aux dizaines de milliers de migrants qui sont arrivés depuis 2009 en Europe par la Grèce : « Vous n’êtes pas les bienvenus ! »
Confrontés à cette situation, les migrants veulent partir et rejoindre un autre pays de l’Union européenne. Mais ils sont « coincés » en Grèce. En effet, les autorités grecques les empêchent de sortir, car l’accord Dublin 2 oblige les migrants à faire leur démarche dans le premier pays par lequel ils sont entrés dans l’espace Shengen. Leur seule solution pour quitter la Grèce passe donc par la clandestinité, avec des faux papiers par l’avion, ou avec des passeurs en empruntant la voie terrestre. Mais ces options coûtent cher et réussissent rarement.
Comment avez-vous abordé cette problématique dans votre documentaire ?
Le film « L’aventure » s’intéresse au vécu individuel et collectif de trois migrants ivoiriens lors de cet épisode grec. Pendant près de huit mois, j’ai suivi et accompagné leur quotidien à Athènes : leur sentiment d’être tombé dans un piège, les relations d’amitié qu’ils ont construites, leurs tentatives de départ, les conflits avec les autres communautés, la relation à l’Occident, leurs débrouilles pour trouver de l’argent, le basculement dans l’illégalité…
Ce film essaye de montrer comment, même dans la plus difficile des situations, la vie continue et que devant tout problème, les êtres humains s’organisent pour trouver des solutions. Je cherche aussi à faire en sorte que le spectateur puisse se mettre à la place des migrants et se demander : qu’aurais-je fait à leur place ?
Qui sont les migrants que vous avez rencontrés ?
 
Les trois « personnages » que j’ai suivis viennent de Côte d’Ivoire. Losseni, un ancien militaire sympathisant de l’actuel président Ouattara, explique qu’il a dû fuir en raison des règlements de compte entre vainqueurs suite aux pillages. Son ami, grand Moussa, voyage pour sa part, car il veut avoir un « papier » qui lui permettra de faire du commerce entre l’Europe et l’Afrique. Enfin, le troisième, Madess, est moins pragmatique : il veut « se faire une place au soleil » et accessoirement faire la fête dans la ville de ses rêves, Saint Denis (en banlieue parisienne).
Au pays, tous les trois ont entendu dire que les frontières espagnoles et italiennes étaient fermées, mais que la Turquie octroyait facilement des visas. Un « camoratien » (passeur) les a fait arriver à Istanbul en leur assurant : « En Turquie, vous prendrez un métro qui vous amènera directement à Paris ou à Londres ». C’est sur place et après avoir déjà engagé une forte somme d’argent qu’ils se sont rendu compte qu’ils avaient été trompés. Pas de métro direct pour les grandes capitales européennes et une seule solution pour pénétrer dans « la bonne Europe » : la Grèce… Pour rentrer dans ce pays, ils ont emprunté des bateaux de fortune pour traverser de nuit le fleuve Evros qui dessine la frontière politique entre la Grèce et la Turquie. D’autres sont passés par la mer Égée ou par la bande de terre de Nea Vyssa.
Après un an passé dans la capitale grecque et au prix d’une dure traversée par les Balkans, deux des personnages ont finalement réussi à quitter le pays. L’observation de ce départ met en avant un autre aspect de l’expérience migratoire : la prévalence du projet individuel. Le construit collectif et solidaire de ces migrants, indispensable pour survivre à Athènes, a ainsi parfois été sacrifié lors du départ vers l’Ouest, principalement pour des questions d’argent.
Quels sont les effets de la crise grecque pour les « illégaux » ?
 
Les migrants sont accusés d’être une charge pour l’économie grecque et d’être, en partie, responsables de la crise. Mais la réalité démontre le contraire : les migrants constituent un bon « business » en alimentant l’économie capitaliste et des économies familiales.
Les exemples sont nombreux. Des propriétaires immobiliers louent aux migrants des petits appartements, le plus souvent situés dans des caves qui étaient inoccupées auparavant. Les exploitants agricoles les font travailler à des salaires souvent dérisoires. Les compagnies aériennes et les fabricants de faux papiers tirent bénéfice de leurs échecs systématiques pour sortir du pays par l’aéroport. Les entreprises de sécurité et de construction profitent de nouveaux marchés florissants : la construction des centres de rétentions, du mur, le contrôle des frontières… Les entreprises spécialisées dans le transfert d’argent, comme Western Union ou Moneygram, ponctionnent pour leur part les importantes sommes envoyées par les familles aux migrants pour qu’ils tentent de « faire voyage » vers l’Ouest. Enfin, l’État grec perçoit des aides de l’Union européenne pour mettre en place un système d’accueil aux demandeurs d’asile. Mais dans les faits, les migrants n’en voient pas la couleur. Ils n’ont par exemple pas ou peu accès à une attention médicale.
Comment réagit la population grecque face à la situation des migrants ? Nous avons entendu parler des exactions de l’extrême droite…
 
Force est de constater qu’il existe un réel fossé entre les migrants et l’immense majorité d’une population grecque peu habituée à côtoyer sur son territoire des Africains ou des Asiatiques. La situation économique du pays, le rôle néfaste des médias, la barrière de la langue et la participation de certains migrants à des activités criminelles (réseaux de prostitution, drogues) ont provoqué un sentiment de peur, souvent irrationnel. Le parti de l’Aube Dorée, qui s’appuie sur cette crainte de l’autre et sur un sentiment nationaliste – parfois antimusulman – a trouvé un certain écho, d’autant plus qu’il met en place parallèlement des programmes d’assistance aux classes populaires victimes de la crise.
Y a-t-il des mouvements qui soutiennent les sans-papiers ?
Le tableau n’est pas complètement noir. Les migrants ont pu trouver des alliés dans la population et dans certaines organisations politiques. Le parti ANTARSYA, proche du NPAen France, réalise un important travail d’appui et de mobilisation contre les attaques racistes et pour la rencontre des mouvements de travailleurs. La coalition SIRIZA, elle, concentre principalement son action sur l’aspect parlementaire. Certains groupes anarchistes, enfin, protègent les migrants contre les violences racistes et les arrestations policières.
Vous aviez déjà réalisé des films sur le Guatemala. Comment en êtes-vous venu à réaliser ce film sur les migrants de passage en Grèce ?
 
Au Guatemala, je réalisais des documentaires afin d’appuyer certaines luttes sociales, principalement contre les multinationales occidentales. Mais cette lutte est dure, car dans la plupart des cas, nous en sommes encore à résister contre les grands groupes et rares sont les victoires.
De retour en Europe, je me suis intéressé à la question migratoire. J’avais envie de comprendre humainement et politiquement ce qui était en jeu. Si mon arrivée en Grèce s’est faite un peu par hasard, je savais ce que je cherchais : je voulais rencontrer des lieux et des personnes qui puissent être à même de donner la mesure du piège dans lequel étaient tombés tous ces migrants.
Le déclic s’est produit quand j’ai découvert la rue sordide où les demandeurs d’asile font la queue jour et nuit afin de solliciter la carte rose qui leur permet seulement de ne pas être emprisonnés. J’ai passé plusieurs semaines à essayer de comprendre ce qu’il se jouait dans cette rue appelée Al Capone par les migrants, puis j’ai commencé à filmer. C’est là que j’ai rencontré les futurs personnages du film. Je leur ai présenté mon projet et ils m’ont progressivement laissé entrer dans l’intimité de leur vie à Athènes. C’est comme ça qu’est né le film.
Où en êtes-vous au niveau de la production ?
 
Le tournage est fini et nous allons commencer le montage dans les locaux et avec l’appui de la boîte de production INTERSCOOP. Pour financer ce montage et afin d’avoir une grande liberté éditoriale, nous avons mis en place un système de production contributive où ce sont des particuliers ou des associations qui le financeront. En allant sur ce lien, ils peuvent verser 1, 5, 15 ou 50 euros…
Une fois le film monté, nous espérons impliquer ces particuliers et associations ainsi que les « acteurs » du film pour alimenter le débat sur la migration en dénonçant notamment les dangers et incohérences de l’actuelle politique de marginalisation des migrants.
Je profite de cette interview pour inviter les lecteurs à nous aider à produire ce film en se rendant sur le lien internet mentionné plus haut. En nous appuyant, ils permettent la réalisation d’un film indépendant qui – du début à la fin, des premières images jusqu’à la production finale – a été réalisé en discussion et collaboration avec les acteurs de cetteAventure : LossMoussa et Madess.
 
Vous pouvez soutenir le projet de Gregory Lassalle ICI

Source: investigaction 

Qu'en pensez-vous ?

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Il n'y a pas encore de commentaire.