Un best seller pour une sale histoire belgo-congolaise
Avec «Congo», David van Reybrouck signe une enquête magistrale sur les terribles conséquences d’une colonisation sauvage. Grand livre.
Attention, grand livre. Il paraît qu’il a fallu trois tours de scrutin aux jurés du Médicis pour se mettre d’accord, mais ils ne se sont pas trompés en donnant leur prix du meilleur essai à David van Reybrouck. Ce garçon né à Bruges en 1971 n’est pas le premier rigolo venu. Il pouvait bien attendre trois tours de scrutin: il a consacré six années à son enquête. Ca se sent. On ne raconte pas comme ça, en 700 pages, l’histoire hors norme d’un pays vaste comme l’Europe occidentale dont un roitelet belge avait décidé, à la fin du XIXe siècle, de faire sa propriété privée.
Ce pays, c’est le Congo, comme l’indique tout simplement le titre du livre: «Congo», sous-titré «Une histoire». Plutôt sobre, comme titre. Mais bien vu. L’auteur n’est d’ailleurs pas le premier à l’utiliser. Comment faire autrement? Voilà un Etat qui a changé de nom cinq fois en à peine plus d’un siècle. Léopold II l’avait appelé «Etat indépendant du Congo» dès 1885 (ce n’était pas une blague, c’était pour bien montrer que c’était chez lui, et pas chez ses Belges). Puis c’est devenu le «Congo belge» en 1908, «la République du Congo» avec l’indépendance en 1960, «le Zaïre» avec le coup d’état de Mobutu en 1965, et enfin, avec celui de Laurent-Désiré Kabila, «la République démocratique du Congo» (ce n’était pas une blague non plus). On devine que les habitants ont eu de quoi se demander qui ils étaient.
Le coup de maître de David van Reybrouck est précisément d’être allé les voir, ces habitants, pour écouter ce qu’ils pensaient de tout ça, et de quoi ils se souvenaient. Parce que l’espérance de vie moyenne, chez eux, ne dépasse guère les 45 ans, il craignait de ne pas trouver beaucoup de témoins pour l’aider à remonter le temps. Il se trompait, il en a rencontré. Il est même tombé sur un vieillard centenaire dans une pauvre cabane de Kinshasa. C’est l’avantage de voyager: ça fait mentir les statistiques, ça ramène l’histoire et la géographie à une mesure plus humaine.
Du coup, son «Congo» n’est pas seulement un modèle d’érudition. L’auteur ne se contente pas de citer tout ce qu’il a pu lire sur le sujet (il semble avoir tout lu). Il donne aussi la parole à ceux qui ont vécu, traversé, subi le siècle passé. Sa grande histoire est pleine de petites, où il est question d’esclavagistes venus de Zanzibar, du passage de Stanley dans des villages qui n’avaient jamais vu un Blanc, de chefs indigènes «enterrés vivants» par des officiers belges, des deux mille pauvres types employés à la construction du chemin de fer qui moururent à la tâche en neuf ans, et de missionnaires faisant la promotion de la Bible avec des boîtes à musique, avant de «racheter» des enfants pour les élever loin de leurs familles. C’est l’anti-Hergé.
Il examine à la loupe le rôle-clé joué par les médecins et les anthropologues, qui ont «fait sortir le tribalisme de la lampe», comme un mauvais génie, en fixant pour longtemps les «préjugés tribaux» et les stéréotypes propres aux différents peuples congolais. Il réussit à éviter les leçons de morale, tout en disant quelles «immondes saloperies» ont permis de passer de l’exportation d’ivoire à «la politique sanglante du caoutchouc», puis à «la fièvre du diamant» et à l’exploitation d’un sous-sol tellement bourré d’uranium et de cuivre, mais aussi «de zinc, de cobalt, d’étain, d’or, de tungstène, de manganèse, de tantale et de houille», que les savants parlent du Congo comme d’un «scandale géologique». Il explique, surtout, ce qu’il y a de tragique dans cette histoire-là, et la façon dont elle aboutit aujourd’hui au chaos contemporain dans plusieurs régions: «Des gains fabuleux qui furent engrangés, la majorité de la population n’en a pas perçu une miette.»Rien de tout cela n’est jamais anecdotique. David van Reybrouck a l’art de varier constamment sa focale, pour passer du général au cas particulier, et réciproquement. A chaque événement, ses conséquences. Il excelle à montrer comment la moindre découverte, la moindre invention transforme les relations de village à village, la structure du commerce fluvial, les rapports entre colonisateurs et colonisés. C’est accablant. Car le livre va bien au-delà des histoires de mains tranchées par des nervis soucieux de justifier leurs dépenses en munitions. Il indique, en somme, comment les Belges ont installé dans ce pays les conditions d’une anarchie durable.
On ignore s’il y a beaucoup de braves gens, en Belgique et aux Pays-Bas, pour s’indigner comme chez nous contre les méchants apôtres de la repentance. Mais une chose est sûre: cet impressionnant volume va leur donner du fil à retordre. Rien qu’en flamand, «Congo» s’est déjà vendu à 300.000 exemplaires.
Grégoire Leménager
PS. Ce qui ne gâte rien, c’est que le livre a été remarquablement traduit en français.
Congo, une histoire, par David van Reybrouck,
traduit du néerlandais (Belgique) par Isabelle Rosselin,
Actes Sud, 716 p., 28 euros.
Source: nouvelobs.com