Bénin : Marquer Patrice au Talon, une exigence démocratique
« Gouverner, c’est faire croire. » Machiavel.
Depuis le 06 avril 2016, Patrice Talon est officiellement le nouveau locataire du palais de la Marina, le siège de la Présidence béninoise. Une élection qui signe à la fois, la consécration d’un riche négociant dans le coton mais surtout la déroute politique de Lionel Zinsou, le candidat de Boni Yayi, le président sortant. Sauf que depuis ce triomphe, les Béninois s’interrogent sur les capacités réelles de Patrice Talon à administrer l’Etat et sur le sens à donner à certaines décisions politiques prises récemment par son gouvernement. Ces décisions controversées sont le symptôme d’une orientation progressive de l’Etat à des fins patrimoniales et de la « Rupture » comme mystification politique…
Avec Talon, l’État béninois passe définitivement au privé…
« Ça va vous choquer, mais ce que je fais, c’est d’abord pour moi-même. Je pense à moi tout le temps ». Cette phrase tirée de l’entretien daté du 20 mai 2016 que Patrice Talon a accordé au journal français Le Monde, résume à suffisance, la gouvernance du président béninois. Talon ne pense d’abord qu’à lui et à son business personnel ! Exit donc les Béninois ! La gestion des affaires de l’Etat est clairement confondue avec ses activités commerciales du riche négociant devenu Chef d’Etat. Dans une connivence totale. En ce sens, les premières décisions issues des conseils des ministres du 13 et 28 avril 2016 d’une part et celle du 4 mai 2016 donnent à comprendre la trame d’une gouvernance
égocratique (au profit de Talon) au détriment de la res publica (le peuple béninois). Au terme du conseil des ministres du 13 avril 2016, le Chef de l’Etat béninois, a décidé de se faire justice lui-même en instruisant le ministre de l’Agriculture aux fins d’ordonner au directeur général de la société d’Etat chargé des produits agricoles (Sonapra) de payer la « redevance » (admirez les guillemets !) de 12 milliards 400 millions FCFA, près de 19 millions d’euros !, au titre des dommages liés à la réquisition des usines d’égrenage de coton-graines. Or la réquisition opérée le 10 janvier 2014 par Boni Yayi Boni des usines détenues majoritairement par Patrice Talon via la Société de développement de Coton (Sodeco) à 51% est toujours l’objet d’un contentieux non vidé par les tribunaux béninois.
Pourquoi le Chef de l’Etat se précipite-t-il à se faire justice ?
Dans la foulée des réquisitions d’usines d’égrenage, Boni Yayi avait aussi supprimé l’accord-cadre qui faisait de l’AIC (Association Interprofessionnelle du Coton), la seule gestionnaire de la filière coton et surtout l’unique bénéficiaire des subventions de l’Etat. Notons que l’AIC qui se compose principalement d’égreneurs, distributeurs d’intrants agricoles et de producteurs de coton, est une structure-fantoche dirigée indirectement par Patrice Talon.
Les sociétés du Chef de l’Etat opèrent dans la production de coton, la distribution des intrants agricoles (engrais et pesticides), l’égrenage des cotons-graines et la vente du coton sur le marché international. Elles dominent donc toute la chaîne de la filière coton au Bénin. Et voici qu’au terme du conseil des ministres du 28 avril 2016, Patrice Talon a remis en selle l’AIC dans un silence coupable de la société civile, des partis politiques et des Béninois. L’enjeu d’un retour au statu quo ante est avant tout financier : s’assurer que les milliards de FCFA que l’Etat alloue à la filière coton chaque année au titre de subventions agricoles aillent prioritairement à ses sociétés qui contrôlent toute la filière coton.
Pourquoi Patrice Talon se fait-il ici justice alors que le gouvernement Yayi a intenté un procès contre Talon et ses sociétés pour des malversations liées la gestion de plus de 20 millions d’euros de subventions liées au coton (Cf. Jeune Afrique, 5 mai 2016) ? Enfin, pourquoi le gouvernement a-t-il décidé de revenir sur les anciennes décisions sans avoir mené un audit indépendant sur l’efficacité des décisions prises par Boni Yayi ?
D’autre part, la Lettre du continent n°729 du 11 mai 2016 titrait ironiquement: « Talon le tout-puissant se réapproprie son business ! » L’article révèle comment en un conseil des ministres, le Chef de l’Etat et accessoirement PDG du Groupe Talon a « reconstitué son monopole industriel et financier » dans le coton en abrogeant une série de décisions prises par Thomas Boni Yayi.
Plus grave, on apprend dans le même article, que lors de son dernier voyage à Paris le 19 avril 2016 (soit 7 jours avant d’être reçu à l’Elysée !), pendant que les Béninois faisaient face à une grave pénurie d’eau et d’électricité courantes !, Patrice Talon faisait du fric sur les
bords de la Seine pour le compte de ses sociétés. Durant ce séjour parisien, une commande d’intrants agricoles (engrais, semences,…) a
surtout été passée à deux fournisseurs importants : l’Office Chérifien des Phosphates (OCP) et la société russe Makatrade, deux partenaires de la Société de Distribution Intercontinentale (SDI) appartenant à l’homme d’affaires Talon. Ce qui constitue une atteinte grave à l’article 58 de la constitution béninoise qui interdit au Président béninois de s’investir dans une autre activité professionnelle ou de détenir d’autres mandats.
En affirmant au journal Le monde le 20 mai 2016 : «Je suis sorti de toutes les participations qui pouvaient prêter à un conflit d’intérêts.», Talon prend les Béninois pour des demeurés. Nous assistons ainsi à une véritable patrimonialisation de l’Etat qui voit le gras peuple (Talon
et sa cour) se repaître tandis que le menu peuple crie famine. L’Etat est perçu comme un immense gâteau pour les tenants du pouvoir qui se goinfrent. (Topanou, 2013 : 37).
Par ailleurs, les voyages secrets (Togo, Côte d’Ivoire, France…) sans communication officielle ont fini par agacer et révolter les Béninois qui avaient même lancé un avis de recherche du président de la République sur les réseaux sociaux. Un journal béninois s’interrogea même
sur « les mystérieux voyages à l’étranger de Patrice Talon ! », (Cf. La Nouvelle Tribune, 26-04-2016).
De retour au pays le mercredi 27 avril 2016, Talon qualifia abusivement son séjour en France de « médical » et de « travail » à l’Elysée. Balivernes !
La Rupture comme mystification politique…
Si les Béninois ont connu durant la décennie manquée de Boni Yayi (2006-2016), « leChangement », « la Refondation », « la Dictature du développement » lesquels ont occasionné la banqueroute générale du pays, Talon et ses alliés leur demandent à présent, d’ingérer « la
Rupture ». Au regard des premiers pas du gouvernement Talon, le mot « Rupture » pourrait bien revêtir trois caractéristiques fondamentales.
Primo, la « Rupture » dans sa déclinaison concrète chez les nouveaux gouvernants, n’est autre chose qu’une accentuation de l’orthodoxie capitaliste de Bretton Woods faite de privatisations sauvages et liquidations sociales. Le déplacement du ministre d’Etat Bio Tchané à Washington lors des Assemblées Annuelles du FMI et de la Banque Mondiale du 15 au 17 avril 2016, s’inscrit dans cette politique de « reformes » néolibérales à mener afin de garantir la « compétitivité » de l’économie béninoise. Une orientation politique que le Chef de l’Etat béninois Patrice Talon, a aussi confirmé dans une interview à Le Monde daté du 20 mai 2016 en affirmant de façon péremptoire et
définitive : « Je vais faire maigrir les dépenses de l’Etat, réduire le nombre de fonctionnaires ».
Les nombreuses suppressions de postes (attachés administratifs, chargés de missions, directeurs de communication…) dans les ministères ainsi que la liquidation pure et simple des agences et institutions de l’Etat dont l’efficacité administrative n’a pas été évaluée, est assez inquiétant et laisse perplexe.
La nomination récente du financier français Gilles Guérard comme Directeur Général des Régies financières béninoises (Trésor, Impôts, Douanes), une fusion des trois services publics est en cours, participe de cette logique cannibale de privatisation des finances publiques comme au Togo avec l’Office Togolais des Recettes (OTR), une structure privée gérée par le rwandais Henry Gapéri et exigée par la Banque Mondiale. Cette fusion se fera évidemment avec des suppressions de postes dans la fonction publique béninoise comme au Togo ou des centaines de personnes ont été renvoyées sans ménagement.
Qui est M. Gilles Guérard ? Quelle est sa feuille de route? Quels objectifs inavoués sert-il ?
A ce niveau, c’est silence radio du côté du gouvernement. Deuzio, la « Rupture » c’est la continuité de la politique d’improvisations, d’amateurisme et d’absence de transparence dans la conduite des affaires de l’Etat. D’une part, on honore et promeut ceux qui ont servi sous Boni Yayi et ont fait allégeance à Patrice Talon et d’autre part, on excommunie les adversaires politiques ou supposés tels. Des serviteurs de l’Etat, hauts fonctionnaires ou simples responsables d’institutions publiques sont renvoyés illégalement par un simple arrêté ministériel, leurs bureaux placés sous scellés. Alors qu’il aurait fallu au préalable que ce soit le conseil des ministres où ils avaient été nommés qui mettent fin à leurs fonctions.
Toujours dans le chapitre de l’amateurisme politique, ajoutons la suppression par Talon du dispositif sécuritaire initié par le gouvernement Boni Yayi. La recrudescence de l’insécurité, des braquages et des pertes en vies humaines notamment chez les policiers.
Sur le plan institutionnel, le pays est administré par des commissions pléthoriques où siègent des partisans du Chef de l’Etat promus pour services rendus. Ainsi, des personnes impliquées dans la fameuse « affaire d’empoisonnement » contre Boni Yayi sont recasées dans la fameuse commission « Djogbénou », du nom de l’avocat des sociétés du Chef de l’Etat et actuel ministre de la Justice ! Cette commission technocratique et non démocratique, est censée proposer des réformes politiques majeures, connait un cadrage en termes de délai (1 mois), de personnes (35 membres) et sujets délimités par Talon. Pour le Chef de l’Etat, le mandat unique est censé être la panacée des maux dont souffre la « démocratie » béninoise. Mais pourquoi sur ces questions éminemment importantes, le gouvernement n’opère pas de larges consultations populaires afin de penser en profondeur la crise du Renouveau démocratique au Bénin ?
Ajoutons à ce tableau d’impréparations et d’incompétences, le fait que la constitution béninoise en son article 56 et la loi organique n° 2010-05 rappellent l’obligation faite à l’exécutif de nommer après délibération en conseil des ministres à certaines fonctions (bien encadrées) dans les institutions de la république et dans la haute administration. Or il se trouve qu’en violation des dispositions susmentionnées, des proches du président comme Johannes Dagnon (son cousin et expert-comptable de ses sociétés) et d’autres sont promues en secret, sans délibération préalable en conseil des ministres. Le Conseil des ministres est devenu une institution insignifiante, méprisée et vidée de toute prérogative en matière de délibération.
Tertio, la « Rupture » sur le plan diplomatique, c’est la quête permanente du « regard de Paris » selon la formule d’Axelle Kabou, (Cf. Et si l’Afrique refusait le développement, 1991). Cette extraversion politique explique les premiers voyages de Talon non pas en direction du
Nigéria, pays combien utile à l’économie béninoise, mais bel et bien vers la France. Après des séjours discrets chez Faure Gnassingbé et Allassane Ouattara qui sont tous sauf, des chantres de la démocratie et de la gouvernance vertueuse. La visite à l’Elysée restera dans les annales africaines comme un moment unique d’infamie et d’impréparation politique. Un déplacement au cours duquel le Chef de l’Etat béninois, a qualifié le Bénin, comble de mépris !, de pays de « grande pauvreté », de « désert de compétences » et tutti quanti… Pendant que son homologue français, rompu au langage feutré de la diplomatie, saluait le Bénin, « un pays qui a des cadres de très haut niveau avec
un peuple vaillant… », « …un peuple de grande culture…» ! Si Sarkozy avait eu son discours de Dakar, Talon vient d’avoir son discours de l’Elysée.
Paris n’a jamais réussi à développer aucun pays d’Afrique !
Enfin, à l’heure où la France qui ne dispose plus de politique africaine, connait un power vacuum (vide de pouvoir) du fait de son arrimage idéologique et politique à l’euro-atlantisme avec la mise sous tutelle de ses institutions par l’axe Washington-Bruxelles-Francfort, les élites dirigeantes africaines à l’instar de Patrice Talon, continuent d’espérer une aide de Paris pour « développer » leurs pays. Mais Paris n’a jamais réussi à développer aucun pays d’Afrique !
Et cette quête anxiogène du « regard de Paris » notamment chez Talon traduit une forme de prééminence de la « légitimité » externe, celle des réseaux de la françafrique au détriment de celle du peuple béninois, perçue comme variable négligeable. La récente visite le mercredi
12 mai 2016 à Cotonou du grand vizir de la françafrique, Robert Bourgi, suivi d’un déjeuner dans la résidence privée du Chef de l’Etat, est porteuse de mauvais présages pour la « démocratie » béninoise. Est-il besoin de rappeler que Robert Bourgi, « ce tam-tam patenté
entre les Présidents africains et l’Elysée » et connu surtout pour faire « cracher auxbassinets » (Gbagbo, Mattei, 2014 : 59), les Chefs d’Etats africains, donne par cet adoubement, un cachet nauséabond à la « Rupture ». L’émissaire de la françafrique, Robert Bourgi, jamais avare de belles formules, dira même à l’endroit de son hôte Patrice Talon qu’il est « le Pompidou béninois », qu’il est « un homme pétri de grande qualité… » et qu’il représente « une chance pour le Bénin »! (Cf. La Nouvelle Tribune, 12 mai 2016). Faut-il en rire ou pleurer ?
Conclusion
Les premiers pas de la gouvernance de Talon marquent clairement un détournement des prérogatives de la gouvernance publique au profit de ses affaires afin de consolider son monopole privé dans le coton béninois. Sa motivation à être candidat est à rechercher du côté de sa volonté d’accéder au pouvoir pour s’octroyer un super monopole (monopole politique d’Etat + le monopole dans les affaires). Les orientations néolibérales avec la fusion à terme des régies financières de l’Etat avec la promotion d’un banquier français, les vagues annoncées de privatisation dans les services publics, les liquidations sociales et l’ancrage dans la françafrique accentueront la paupérisation sociale des Béninois. La récente décision du gouvernement Talon de ne plus pouvoir financer la gratuité de l’accès à la césarienne destinée aux femmes béninoises enceintes est scandaleuse et témoigne d’un mépris pour les petites gens. S’indigner vivement et résister promptement sera notre ultime planche de salut.
Olivier DOSSOU FADO
Sociologue, analyste politique
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