Angola : La bataille qui a porté Nelson Mandela au pouvoir
En juillet 1987 l’armée angolaise (FAPLA) lança une offensive de grande envergure dans le sud-est de l’Angola contre les forces de Jonas Savimbi.
Le débat sur la signification de Cuito Cuanavale a été intense, en partie parce que les principaux documents sud-africains sur cette opération ont été classés. Cependant, j’ai pu consulter les documents des archives cubaines, ainsi que les documents des États-Unis. En dépit de la brèche idéologique qui sépare La Havane et Washington, ces documents fascinent par leur ressemblance.
Examinons les faits. En juillet 1987 l’armée angolaise (FAPLA) lança une offensive de grande envergure dans le sud-est de l’Angola contre les forces de Jonas Savimbi. Mais voyant que cette opération se déroulait avec succès, les SADF qui contrôlaient les zones les plus méridionales du sud-ouest du pays intervinrent dans le sud-est. Au début du mois de novembre, les SADF avaient acculé les meilleures unités angolaises dans le village de Cuito Cuanavale et se préparaient à les anéantir.
Le Conseil de sécurité des Nations Unies exigeait le retrait inconditionnel des SADF de l’Angola, mais l’administration Reagan se chargea de faire en sorte que cette exigence soit perçue comme une résolution de plus qui ne serait pas respectée.
Le secrétaire d’État adjoint chargé de l’Afrique, Chester Crocker, signala à l’ambassadeur US en Afrique du Sud : « La résolution n’exige pas de sanctions et ne prévoit aucune assistance pour l’Angola. Ceci n’est pas un hasard mais le fruit de nos efforts pour maintenir la résolution dans certaines limites ». (1) Entre-temps, les SADFanéantiraient les unités d’élite des FAPLA.
Au début de 1988, des sources militaires sud-africaines et diplomatiques occidentales assuraient que la chute de Cuito était imminente. Ce qui serait un coup de massue pour le gouvernement angolais.
Mais le 15 novembre 1987, le président cubain Fidel Castro avait décidé d’envoyer davantage de troupes et d’armes en Angola : ses meilleurs pilotes équipés des meilleurs avions, ses armes anti-aériennes et ses tanks les plus modernes. L’intention de Fidel Castro était non seulement de défendre Cuito, mais de débarrasser une fois pour toutes le sud de l’Angola des SADF. Fidel exposerait par la suite sa stratégie au leader du Parti communiste sud-africain Joe Slovo : « Cuba stopperait l’offensive sud-africaine et attaquerait ensuite dans une autre direction, comme le boxeur qui maintient son adversaire à distance de la main gauche, avant de frapper avec sa main droite ». (2)
Les avions cubains et 1 500 soldats cubains allèrent prêter main forte aux Angolais, et Cuito ne tomba pas. Le 23 mars 1988, les Sud-africains lancèrent leur dernier assaut d’envergure contre Cuito. Comme le signale le colonel Jan Breytenbach, l’assaut sud-africain « fut abruptement et définitivement stoppée » par les forcescubano-angolaises.
La main droite de La Havane s’apprêtait à frapper. De puissantes colonnes cubaines progressaient dans le sud-ouest de l’Angola, en direction de la frontièrenamibienne. Les documents pouvant nous éclairer sur les pensées des dirigeants sud-africains sur cette menace demeurent classés. Mais l’on sait ce que firent lesSADF : elles cédèrent du terrain. Les services de renseignement des États-Unis ont expliqué que les Sud-africains se retiraient parce qu’ils étaient impressionnés par la rapidité et la puissance de la progression des Cubains, et parce qu’ils considéraient qu’un combat de plus grande envergure « aurait comporté de grands risques ». (3)
Quand j’étais enfant, en Italie, j’ai entendu mon père parler de l’espoir qu’ils avaient nourri en décembre 1941 lorsqu’ils avaient entendu à la radio que les troupes allemandes avaient été obligées de se retirer de la ville de Rostov-sur-le-Don. C’était la première fois en deux ans de guerre que le « super-homme » allemand était contraint à la retraite. Je me suis souvenu de ses paroles – et du grand sentiment d’espoir qu’elles suscitaient – lorsque j’ai lu la presse sud-africaine et namibienne vers le milieu de 1988.
Le 28 mai 1988, le chef des SADF annonçait que les « forces cubaines et de la SWAPO, fortement armées et engagées conjointement pour la première fois, ont avancé vers le sud à une soixantaine de kilomètres de la frontière avec la Namibie ». Le 26 juin, l’administrateur général sud-africain en Namibie reconnaissait que desMiG-23 cubains survolaient le territoire namibien : un changement dramatique en ces temps où les SADF avaient la maîtrise du ciel. Il ajoutait que « la présence desCubains avait provoqué une vague d’anxiété en Afrique du Sud ».
Cependant, ces sentiments d’anxiété n’étaient pas partagés par la population noire d’Afrique du Sud, qui voyait dans le retrait des forces sud-africaines une lueur d’espoir.
Alors que les troupes de Fidel Castro avançaient en direction de la Namibie, Cubains, Angolais, Sud-africains et Nord-américains s’affrontaient à la table des négociations, avec deux points clés à l’ordre du jour : l’acceptation par l’Afrique du Sud de la mise en œuvre de la Résolution No 435 du Conseil de sécurité sur l’indépendance de la Namibie, et un accord entre les parties sur un chronogramme de retrait des troupes cubaines en Angola.
Les Sud-africains semblaient pleins d’espoir : le ministre des Affaires étrangères Pik Botha pensait qu’aucune modification ne serait apportée à la Résolution No 435. Le ministre de la Défense Malan et le président P.W. Botha affirmaient que l’Afrique du Sud se retirerait d’Angola seulement « si les Russes et leurs fantoches en font de même ». Ils ne parlaient même pas d’un retrait de leurs troupes de Namibie. Le 16 mars 1988, Business Day annonçait que Pretoria « proposait de se retirer vers laNamibie – et non pas de la Namibie – en échange d’un retrait des troupes cubaines en Angola ». Autrement dit, l’Afrique du Sud n’avait aucune intention de s’en aller dans un avenir proche.
Mais les Cubains avaient renversé la situation sur le terrain, et lorsque Pik Botha présenta les exigences sud-africaines, Jorge Risquet, qui conduisait la délégationcubaine, fut implacable : « L’époque des aventures militaires, des agressions impunies, de vos massacres de réfugiés est révolue ». L’Afrique du Sud, déclara-t-il, « agit en armée victorieuse au lieu de ce qu’elle est vraiment : un agresseur battu et engagé dans une retraite discrète. L’Afrique du Sud doit comprendre qu’elle n’obtiendra pas à cette table de négociations ce qu’elle n’a pu obtenir sur le champ de bataille ». (4)
Au terme de la ronde de conversations au Caire, Crocker envoya une dépêche au secrétaire d’État George Shultz lui expliquant que les pourparlers avaient eu « comme toile de fond la tension militaire croissante provoquée par l’avancée des troupes cubaines fortement armées stationnées au sud-ouest de l’Angola vers la frontière namibienne. La progression des Cubains dans le sud-ouest de l’Angola a créé une dynamique militaire imprévisible ». (5)
La grande question était. Les Cubains s’arrêteraient-ils à la frontière ? Pour obtenir une réponse à cette question, Crocker contacta Risquet.
« Cuba a-t-elle l’intention d’arrêter ses troupes à la frontière entre la Namibie et l’Angola ? ».
Risquet répondit : « Si je vous disais qu’elles ne s’arrêteront pas, ceci pourrait être interprété comme une menace. Et si je vous disais qu’elles s’arrêteront, ce serait comme vous donner un tranquillisant, et je ne veux ni vous menacer, ni vous calmer. Ce que j’ai dit, c’est que seuls les accords sur l’indépendance de la Namibiepeuvent offrir des garanties ». (6)
Le lendemain, le 27 juin 1988, des MiG cubains attaquèrent des positions des SADF non loin du barrage de Calueque, à 11 kilomètres au nord de la frontière de laNamibie. La CIA informa que : « l’efficacité avec laquelle Cuba a utilisé sa force aérienne et l’apparente faiblesse des défenses anti-aériennes de Pretoria » confirmaient que La Havane avait acquis la supériorité aérienne dans le sud de l’Angola et dans le nord de la Namibie. Quelques heures après l’attaque victorieuse desCubains, les SADF détruisirent un pont à proximité de Culueque, sur le fleuve Cunene. Elles l’ont détruit – selon la CIA- « pour rendre plus difficile la traversée de la frontière des troupes cubaines et angolaises, et pour diminuer le nombre de positions à défendre ». (7)
Jamais le danger d’une progression cubaine vers la Namibie n’avait été aussi réel.
Les derniers soldats sud-africains quittèrent l’Angola le 30 août, alors que les négociations sur le chronogramme du retrait des troupes cubaines n’avaient même pas encore commencé.
Malgré tous les efforts de Washington, Cuba changea le cours de l’Histoire en Afrique australe. Même Crocker reconnu le rôle de Cuba lorsqu’il signala dans une dépêche envoyée à Shultz le 25 août 1988 : « découvrir ce que pensent les Cubains relève de l’art. Ils sont aussi bien préparés pour la guerre que pour la paix. Nous avons été témoins d’un grand raffinement tactique et d’une véritable créativité à la table des négociations. Ceci a pour toile de fond les fulminations de Castro et le déploiement sans précédent de soldats sur le terrain ». (8)
La prouesse des Cubains sur le champ de bataille et leur virtuosité à la table des négociations s’avérèrent décisives pour contraindre l’Afrique du Sud à accepter l’indépendance de la Namibie. Leur défense victorieuse de Cuito Cuanavale fut le prélude d’une campagne qui obligea la SDAF à quitter l’Angola. Cette victoire eut des répercussions au-delà des frontières de la Namibie.
De nombreux auteurs – Malan n’est qu’un exemple – ont tenté de réécrire cette histoire, mais des documents nord-américains et cubains renseignent sur ce qu’il s’est réellement passé. Cette vérité a été exposée avec éloquence par Mme. Thenjiwe Mtintso, ambassadrice d’Afrique du Sud à Cuba, en décembre 2005 : « Aujourd’hui l’Afrique du Sud a de nombreux nouveaux amis.
Hier, ces amis parlaient de nos dirigeants et de nos combattants comme des terroristes, et ils nous harcelaient depuis leurs pays tout en appuyant l’Afrique du Sud de l’apartheid. Aujourd’hui, ces mêmes amis veulent que nous accusions et isolions Cuba. Notre réponse est très simple : c’est le sang des héros cubains et non pas celui de ces amis qui irrigue profondément la terre africaine et revivifie l’arbre de la liberté dans notre Patrie ».
*Piero Gleijeses est politologue et historien italien, professeur de politique extérieure des États-Unis à l’École d’études internationales avancées (SAIS) de l’UniversitéJohn Hopkins, États-Unis.
Source : Granma en français, 30 mars 2013