LEAVeS : dans la peau des migrants

Comment décrire cette expérience scénique, entremêlant fiction et réalité, qui a emmené fin mai le public de LaVallée dans un voyage migratoire parfois ésotérique à bord d’une embarcation de fortune accostant sur l’île grecque de Lesbos ?

A l’arrivée, le spectateur remplit sa fiche signalétique truffée de questions sur le profil professionnel, le niveau d’éducation, l’ethnie, la couleur de peau, l’orientation sexuelle ou le niveau de natation ! Ensuite, les passagers de 1ère classe ont droit à quelques symboliques privilèges : une boisson et un cornet de chips à l’effigie de l’Union européenne. Les autres sont entassés derrière les barrières sous l’œil vigilant du chef de la police (Pascal Dandoy). Une réalisatrice parisienne (Natalie Royer) fait un film sur les migrants. Elle veut tourner au plus près de la misère pour bien vendre son film. Son cameraman (Stéphane Oertli), mi soumis, mi frustré voudrait bien s’impliquer plus dans le film. C’est sans compter avec le caractère sulfureux de la réalisatrice qui s’engueule par Skype avec son producteur pour qu’il lui fournisse dans les 24 heures des drones afin de prendre des vues aériennes du « spectacle ».

La sirène d’alerte retentit. Tout le monde se précipite sur les gilets de sauvetage pour embarquer sur une pirogue improvisée pour un voyage onirique où le passeur (Fabrice Boutique) partage les méandres de son existence de faux dur, séducteur désabusé plus vrai que nature. L’actrice Aurora Marion est époustouflante tout au long de cette performance dans le rôle de Hamida. D’abord, dans un monologue qui s’achève par une scène intrigante où elle devient cosmonaute remontant dans l’espace, portée par un texte d’une puissance déroutante. Elle réapparaît en réfugiée syrienne écorchée vive qui ne veut pas jouer de rôle dans ce film de « blancs » qui viole la misère et la souffrance humaines.

Dans LEAVeS, on passe du réel à l’irréel au rythme de sons, d’images vidéo et d’un travail de lumière qui plongent le spectateur dans des univers très hétéroclites, tantôt intimes et tantôt universels. Le spectateur se mouvant dans l’espace de cette ancienne blanchisserie molenbeekoise, la dernière partie du spectacle est la plus troublante. L’image d’une embarcation surchargée de 300 êtres humains à la dérive en Méditerranée projetée sur grand écran ; le son étant constitué d’un enregistrement réel d’échanges téléphoniques entre un bateau et les autorités portuaires des îles de Lampedusa et de Malte qui se renvoient « la balle » sous prétexte que le bateau est plus proche de l’une ou de l’autre…alors qu’il est en train de sombrer ! Bouleversant. Pour la scène finale, les protagonistes se retrouvent avec un sac poubelle noir, anonyme sur la tête questionnant avec force et désarroi la notion d’identité.

LEAVeS est avant tout une expérience émotionnelle, empathique, avec une mise en situation et des ambiances fortement évocatrices. Pour Anna Romano, metteure en scène,

« l’itinérance du public m’est apparue une évidence pour ce principe simple de la biomécanique selon lequel la situation active la réaction : la mémoire physique et émotionnelle de chaque individu se réveillent et l’expérience devient mémoire collective. »

LEAVeS est le fruit de quatre années de travail acharné pour monter cette création hors du commun sur un sujet d’une actualité brûlante qui cristallise aujourd’hui les opinions publiques occidentales. En ces temps de repli sur soi des électeurs européens, cette invitation à l’empathie devrait poursuivre utilement son chemin dans différents lieux majeurs d’Europe pour réveiller les consciences sur le drame de la migration qui se poursuit, en silence…

Boubacar Diallo

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